La Cour d’appel de Versailles a relaxé, le 18 février 2016, le chanteur Orelsan. À cette occasion, elle a rappelé avec force l’importance de la liberté artistique: «Le domaine de la création artistique, parce qu’il est le fruit de l’imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcé afin de ne pas investir le juge d’un pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective de nature à interdire des modes d’expression, souvent minoritaires, mais qui sont aussi le reflet d’une société vivante et qui ont leur place dans une démocratie.
»
À la suite de la tenue d’un concert public, le 13 mai 2009, à Paris, Orelsan avait été poursuivi pour injure publique envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe et pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe (Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse*, articles 23, 24, 29 et 33). Des passages de huit chansons interprétées ce soir-là, au Bataclan, étaient particulièrement visés. Toutes sont tirées du premier album de l’artiste, Perdu d’avance, à l’exception d’un tire.
Les femmes sont à maintes reprises qualifiées de «putes
», de «chiennes
» ou de «truies
» dans les chansons du rappeur français. Ce langage constitue, selon les parties civiles, autant d’injures publiques envers un groupe de personnes à raison de leur sexe. D’autres propos sont qualifiés de provocations à la violence envers les femmes. Ils s’agit notamment d’extraits des chansons «Saint-Valentin» («(Mais ferme ta gueule) ou tu vas t’faire marie-trintigner»), «Différent» («J’peux t’faire un enfant et t’casser l’nez sur un coup d’tête») ou «Gros poissons dans une petite mare» («… tous les gars du coin rêvent de la dégommer»).
Le Tribunal de grande instance de Paris, 17e chambre, a déclaré Orelsan coupable des délits d’injure publique et de provocation à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur sexe pour certains des propos des huit chansons qu’il avait interprétées au cours du concert. Il l’a condamné à une peine de 1 000 € d’amende assortie du sursis simple. La Cour d’appel a refusé le raisonnement du tribunal de première instance puisqu’il conduirait à «censurer toute forme de création artistique inspirée du mal-être, du désarroi et du sentiment d’abandon d’une génération, en violation du principe de la liberté d’expression
».
La Cour a en effet tenu compte du style de création artistique en cause, le rap, soulignant que certains le perçoivent comme «un mode d’expression par nature brutal, provocateur, vulgaire voire violent puisqu’il se veut le reflet d’une génération désabusée et révoltée
». Les paroles des chansons d’Orelsan, précise la formation collégiale composées de trois magistrats, doivent être «analysées dans le contexte du courant musical dans lequel elles s’inscrivent et au regard des personnages imaginaires, désabusés et sans repères qui les tiennent
».
Il apparaît évident à la Cour d’appel que le rappeur garde ses distances par rapport à ses personnages et que ceux-ci sont fictifs. Une lecture attentive de l’intégralité des textes de l’artiste et une écoute exhaustive et non tronquée de ses chansons conduit la Cour à constater «qu’Orelsan n’incarne pas ses personnages
» et «qu’il ne revendique pas à titre personnel la légitimité de leurs discours
». Le chanteur dépeint simplement dans une oeuvre de fiction «une jeunesse désenchantée, incomprise des adultes, en proie au mal-être, à l’angoisse d’un avenir incertain, aux frustrations, à la solitude sociale, sentimentale et sexuelle
».
* Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, JORF, 30 juillet 1881, p. 4201.
Dernière mise à jour: 7 octobre 2017
Texte intégral
COUR D’APPEL DE VERSAILLES
8e chambre
Audience publique du jeudi 18 février 2016
N° de RG: 15/02687
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Arrêt prononcé publiquement le dix-huit février deux mille seize,
par Monsieur Leurent, président de la 8e chambre des appels correctionnels,
en présence du ministère public,
Sur appel d’un jugement du Tribunal correctionnel de Paris , 17e chambre, du 31 mai 2013.
Composition de la Cour
lors des débats, du délibéré
Président: Monsieur Leurent
Conseillers: Madame Seurin, Monsieur Hullin,
au prononcé de l’arrêt Monsieur Leurent
Ministère public: Monsieur Ignacio, avocat général, lors des débats,
Greffier: Madame Pelux, lors des débats et du prononcé de l’arrêt
Parties en cause
Prévenu:
Monsieur Aurélien X
de nationalité française, auteur interprète compositeur.
Jamais condamné, libre,
Comparant, assisté par Maître Tahar Simon, avocat au Barreau de Paris,
Parties civiles:
– Association Chiennes de garde, 5, rue Perrée – 75003 Paris
comparante en la personne de Mme Marie-Noelle Bas, membre de l’association, assistée par Maître Weber Alain, avocat au Barreau de Paris et Maître Dumeau Anne-Laure, avocat au Barreau de Versailles et Maître Geistel Sophie, avocate au Barreau de Paris, munis d’un pouvoir + conclusions,
– Association Collectif féministe contre le viol, 9, Villa d’Este – 75013 Paris
comparante en la personne de Mme Sophie Lascombe, membre du conseil d’administration, assistée par Maître Weber Alain, avocat au barreau de Paris et Maître Dumeau Anne-Laure, avocat au Barreau de Versailles et Maître Geistel Sophie, avocate au barreau de Paris, munis d’un pouvoir + conclusions,
– Association Fédération nationale solidarité femmes, 75, boulevard Macdonald – 75017 Paris
comparante en la personne de Mme Nicole Crepeau, membre du conseil d’administration, assistée par Maître Weber Alain, avocat au Barreau de Paris et Maître Dumeau Anne-Laure, avocat au Barreau de Versailles et Maître Geistel Sophie, avocate au Barreau de Paris, munis d’un pouvoir + conclusions,
– Association Femmes solidaires, 3/5, rue d’Aligre – 75012 Paris
comparante en la personne de Mme Sabine Salmon, Présidente, assistée par Maître Weber Alain, avocat au Barreau de Paris et Maître Dumeau Anne-Laure, avocat au Barreau de Versailles et Maître Geistel Sophie, avocate au Barreau de Paris munis d’un pouvoir + conclusions,
– Association Mouvement français pour le planning familial, 4, square Saint-Irénée – 75011 Paris
comparante en la personne de Mme Véronique Sehier, Présidente, assistée par Maître Weber Alain, avocat au Barreau de Paris et Maître Dumeau Anne-Laure, avocat au Barreau de Versailles et Maître Geistel Sophie, avocate au Barreau de Paris, munis d’un pouvoir + conclusions,
Témoins:
Monsieur Pierre-Yves X, photo journaliste
Madame Michelle Y, professeure
Rappel de la procédure:
La saisine du tribunal et la prévention
Par ordonnance d’un des juges d’instruction du Tribunal de grande instance de Paris en date du 5 décembre 2011, rendue sur une plainte avec constitution de partie civile déposée par les associations le Mouvement français pour le planning familial, Fédération nationale solidarité femmes, Femmes solidaires, Chiennes de garde et Collectif féministe contre le viol, le 12 août 2009, Aurélien X, dit Orelsan, a été renvoyé devant ce tribunal, pour y répondre des délits d’injure publique envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe et de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe – délits prévus et réprimés par les articles 23, 29, alinéa 2, 33, alinéa 2, 3 et 4 de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, pour le premier, 23, 24, alinéa 9, de la même loi, pour le second –, à la suite de la tenue d’un concert public le 13 mai 2009, au Bataclan à Paris, au cours duquel le chanteur a interprété huit chansons contenant des propos que les parties civiles considèrent constitutifs des délits susvisés et qui sont ci-après repris. Les huit passages suivants sont poursuivis au titre de la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, les propos reproduits en caractères gras au sein de ces passages étant, au surplus, spécifiquement poursuivis au titre de l’injure:
1) «C’est pas en insultant les meufs dans mes refrains que je deviendrais quelqu’un mais j’aime bien.
(…)
Mon but, c’est pas une pute la tête et les seins remplis d’air» (chanson intitulée «Étoiles invisibles»)
2) «Maintenant les meufs portent du Vuitton, des grosses lunettes dorées,
Avant c’était qu’pour les vieilles putes blondes décolorées
Les gars s’habillent comme des meufs et les meufs comme des chiennes.
Elles kiffent les mecs efféminés comme si elles étaient lesbiennes» (chanson intitulée «Changement»)
3) «J’finirai par acheter ma femme en Malaisie
Les putes à blog sont plus bonnes en photos qu’dans la vraie vie.
(…)
Renseigne-toi sur les pansements et les poussettes
J’peux t’faire un enfant et t’casser l’nez sur un coup d’tête.
Poulette pourquoi tu veux pas sortir avec moi?» (chanson intitulée «Différent»)
4) «Parce qu’en fait j’ai pas eu de rapport depuis des mois (depuis des mois!)
Je cherche une fille un peu facile, un peu naïve qui voudrait sortir avec moi
Physiquement tu m’attires pas plus que ça, mais j’taperais dans n’importe quoi.
(…)
J’serai gentil quand t’auras bien travaillé
Un bouquet d’fleurs d’rond-point.
J’débarque chez toi quand j’ai plus rien à grailler.
J’fais ni l’ménage ni la cuisine.
Si on va au cinéma c’est toi qui paye c’est moi qui choisis le film,
Si on va en boîte c’est sans toi, parce que si j’rencontre n’importe quelle meuf consentante y rentre dans l’tas.
J’préfère te dire la vérité:
Oublie les clichés d’amour de série B.
On pourrait p’t’être kiffer
T’es p’t’être ma destinée
Mais j’te quitterai dés qu’j’trouve une chienne avec un meilleur pedigree» (chanson intitulée «Pour le pire»)
5) «c’est la bitch la moins moche de son bled paumé donc tous les gars du coin rêvent de la dégommer» (chanson intitulée «Gros poissons dans une petite mare»)
6) «J’ai arrêté d’la voir afin d’éviter les dégâts.
J’pétais des câbles, j’commençais à l’aimer cette pute.
J’espère que tu blagues; j’espère que tu t’moques de moi.
J’suis pas comme toi, moi j’avale pas n’importe quoi
Tu m’la feras pas deux fois; compte pas sur moi pour tes étrennes.
Tu récoltes seulement ce que tu as semé, même si c’est moi qui ai planté les graines.
Ok t’es enceinte; ok j’suis p’t’être le père du gamin.
Mais pour les coups de tain-pu t’es loin d’avoir perdu la main.
À part ton baratin t’as rien à m’apporter.
J’t’aiderai jamais à élever ta portée.
Je sais qu’tu trouves ça super-cool, tu l’assortiras à ton sac à main.
Tu seras une vraie mère poule quand tu l’emmèneras faire les magasins.
C’est malsain, qu’est ce que tu veux que j’te dise de plus?
Félicitations, tu vas mettre au monde un futur fils de pute» (chanson intitulée «50 pour cents»)
7) «Les féministes me persécutent, me prennent pour Belzébuth.
Comme si c’était d’ma faute si les meufs c’est des putes.
Elles ont qu’à arrêter d’se faire péter luc,
Et m’dire merci parce que j’les éduque j’leur apprends des vrais trucs.
(…)
Cherche pas la mienne est plus grosse que la tienne
J’parle de la chienne que j’ai fait aboyer la veille.
J’me rappelle plus d’sa tête.
J’sais juste qu’elle était dégueulasse.
(…)
J’suis veilleur de nuit slash baiseur de truie.»
(chanson intitulée «Courez courez»)
8) «J’vais la limer jusqu’à c’qu’elle soit couchée et qu’elle voit des clochettes
(…)
J’té rends misérable… tes copines vont t’appeler Cosette
J’ai des positions inconnues pour que tu goûtes au vrai bonheur
Parce que j’me branle sur Canal+ et j’ai jamais eu l’décodeur
Et le lendemain matin, elles en redemandent; se mettent à trépigner
(Mais ferme ta gueule) ou tu vas t’faire marie-trintigner
J’te le dis gentiment, j’suis pas là pour faire des sentiments
J’suis là pour te mettre 21 centimètres
Tu seras ma petite chienne et je serai ton gentil maître
J’ai une main sur la chatte, une main sur un sein et j’deviens ambidextre
En vitesse, en finesse, j’t’offre une pilule anti-stress
Excuse-moi miss, laisse-moi dégrader tes p’tites fesses
(…)
J’té téje la veille et j’te r’baise le lendemain
Suce ma bite pour la Saint-Valentin
Appelle-moi Démonte-Pneus, Monsieur le Déménageur
J’crache dans ta femme enceinte et j’te fais un bébé nageur
Mets-toi sur Messenger; j’t’envoie ma bite en émoticône
J’aime ta beauté intérieure quand tu remues tes seins en silicone
Jeune homme en chien recherche le boule d’une meuf mortelle
Si j’oublie ton prénom, j’oublierai pas ton numéro de phone-tél
Toujours du crédit sur mon forfait tass-pé, ma belle
Mets-toi à genoux et t’auras mon portrait craché
Si t’es gourmande, j’te fais la rondelle à la margarine
J’aime pas celles qui avalent, j’aime celles qui font des gargarismes
Celles qui ont su rester enfants, j’les soutiens dans leur combat d’femme
Vis le sexe comme un conte de fées, depuis qu’j’ai mon BAFA
J’respecte les schnecks avec un QI en déficit
Celles qui encaissent jusqu’à finir handicapées physiques
Le courant passe avec un doigt dans ta prise électrique
Moi d’abord je lèche et j’te tèje, et puis tu pars au tri sélectif
(…)
Viens bébé on va tester mes nouvelles MST»
(chanson intitulée «Suce ma bite pour la Saint-Valentin»),
Le jugement:
Le Tribunal de grande instance de Paris, 17e chambre, par jugement contradictoire en date du 31 mai 2013 statuant sur les poursuites exercées à l’encontre d’Aurélien X dit Orelsan pour:
– provocation à la haine ou a la violence en raison du sexe par parole, écrit, image ou moyen de communication au public par voie électronique, le 13 mai 2009 à Paris, infraction prévue par les articles 24 al. 8, al. 7, 23 al. 1, 42 de la Loi du 29/07/1881, l’article 93-3 de la Loi 82-652 du 29/07/1982 et réprimée par l’article 24 al. 8, al.7, al. 9, al. 10, al. 11 de la Loi du 29/07/1881, l’article 131-26 2°, 3° du Code pénal,
– injure publique envers un particulier en raison de son sexe par parole, écrit, image ou moyen de communication au public par voie électronique, le 13 mai 2009 à Paris, infraction prévue par les articles 33 al. 4, al. 3, al. 2, 23 al. 1, 29 al. 2, 42 de la Loi du 29/07/1881, l’article 93-3 de la Loi 82-652 du 29/07/1982 et réprimée par l’article 33 al. 4, al. 3, al. 5, al. 6 de la Loi du 29/07/1881
– a déclaré Aurélien X, dit Orelsan, coupable du délit d’injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur sexe pour le propos:
«les meufs c’est des putes», délit commis à Paris le 13 mai 2009;
– a déclaré Aurélien X, dit Orelsan coupable du délit de provocation à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, commis à Paris le 13 mai 2009, pour les propos:
– «Renseigne-toi sur les pansements et les poussettes J’peux t’faire un enfant et t’casser le nez sur un coup d’tête»;
– «(Mais ferme ta gueule) ou tu vas t’faire marie-trintigner (…) J’respecte les schnecks avec un QI en déficit Celles qui encaissent jusqu’à finir handicapées physiques (…) Moi d’abord je lèche et j’te tèje, et puis tu pars au tri sélectif»;
– a relaxé Aurélien X, dit Orelsan pour le surplus des propos poursuivis;
– a condamné Aurélien X, dit Orelsan à la peine de 1 000 euros d’amende assortie du sursis simple conformément aux articles 132-29 à 132-34 du Code pénal;
– a reçu les associations le Mouvemement français pour le planing familial, Fédération nationale solidarité femmes, Femmes solidaires, Chiennes de garde et Collectif féministe contre le viol en leur constitution de partie civile;
– a condamné Aurélien X, dit Orelsan, à payer à chacune d’elles 1 euro à titre de dommages et intérêts;
– a dit n’y avoir lieu d’ordonner le versement provisoire des dommages et intérêts alloués;
– a rejeté la demande de publication judiciaire;
– a condamné Aurélien X, dit Orelsan, à payer à chacune des parties civiles la somme de 800 euros, par application de l’article 475-1 du Code de procédure pénale.
Les appels:
Appel a été interjeté par:
– Aurélien X, le 10 juin 2013, son appel portant tant sur les dispositions pénales que civiles,
– M. le procureur de la République, le 10 juin 2013, appel incident,
– l’association Femmes solidaires, le 11 juin 2013, son appel étant limité aux dispositions civiles,
– l’association Collectif féministe contre le viol, le 11 juin 2013, son appel étant limité aux dispositions civiles,
– l’association le Mouvement français pour le planning familial, le 11 juin 2013, son appel étant limité aux dispositions civiles,
– l’association Chiennes de garde, le 11 juin 2013, son appel étant limité aux dispositions civiles,
– l’Association Fédération nationale solidarité femmes, le 11 juin 2013, son appel étant limité aux dispositions civiles,
– Par arrêt contradictoire en date du 14 mai 2014, la Cour d’appel de Paris Pôle 2 – Ch.7:
(Vu les articles 65 et 65-3 de la Loi du 29 juillet 1881 dans leur rédaction antérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 27 janvier 2014),
– a constaté l’acquisition de la prescription de trois mois faute d’acte interruptif, entre le 6 mars et le 6 juin 2010 à minuit;
– a déclaré l’action engagée prescrite;
– a déclaré irrecevables du fait de l’acquisition de la prescription les constitutions des cinq parties civiles;
Le pourvoi:
Un pourvoi en cassation a été formé par:
– Mr le Procureur général, le 19 mai 2014;
Par arrêt du 23 juin 2015, la Cour de cassation, chambre criminelle,
– a cassé et annulé en toutes ses dispositions, l’arrêt susvisé de la Cour d’appel de Paris, en date du 14 mai 2014, et pour qu’il soit à nouveau jugé, conformément à la loi,
– a renvoyé la cause et les parties devant la Cour d’appel de Versailles, désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil;
– a dit n’y avoir lieu à application de l’article 618-1 du code de procédure pénale;
Par arrêt contradictoire en date du 22 septembre 2015, la 8e chambre des appels correctionnels de la Cour d’appel de Versailles:
– a ordonné le renvoi de l’affaire, pour plaidoirie, à l’audience publique du:
Mercredi 16 décembre 2015 à 14 heures, devant la 8e chambre des appels correctionnels de la Cour d’appel de Versailles;
Déroulement des débats
À l’audience publique du 16 décembre 2015, Monsieur le Président a constaté, l’identité du prévenu qui comparait assisté de son conseil, les présences, de représentants des associations, parties civiles assistées par leurs conseils communs ainsi que de deux témoins, sur citations des parties civiles qui, après avoir décliné leurs identités, ont été invités à se retirer dans la pièce qui leur est destinée;
Le Président a informé le prévenu de son droit, au cours des débats, de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire,
Ont été entendus:
– Sur l’exception de prescription:
In limine litis,
Le conseil du prévenu a développé ses observations sur l’exception de prescription de l’action publique,
Le ministère public a requis le rejet de l’exception,
Les parties civiles ont fait valoir leurs observations,
La défense a eu la parole en dernier,
Après en avoir délibéré, la Cour a joint l’incident au fond,
Ont été entendus:
– Sur le fond:
Monsieur Leurent, Président, en son rapport et son interrogatoire,
Le prévenu, en ses explications,
Les témoins, qui ont prêté serment conformément aux dispositions de l’article 454 du Code de procédure pénale, en leurs observations,
Les parties civiles, qui ont adhéré aux observations de leurs conseils,
Maître Geistel, conseil des parties civiles, en sa plaidoirie,
Maître Weber, conseil des parties civiles, en sa plaidoirie,
Monsieur Ignacio, avocat général, en ses réquisitions,
Maître Tahar, conseil du prévenu, en sa plaidoirie,
Le prévenu, qui a eu la parole en dernier.
Monsieur le président a ensuite averti les parties que l’arrêt serait prononcé à l’audience du 18 février 2016 conformément à l’article 462 du Code de procédure pénale.
Décision
La Cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, jugeant publiquement, a rendu l’arrêt suivant:
Devant la Cour,
Le prévenu a soulevé in limine litis la prescription de l’action publique au motif qu’aucun acte n’était venu interrompre celle-ci entre le 5 mars et le 6 juin 2010.
Les conseils des parties civiles et le ministère public ont contesté cette analyse en rappelant qu’une commission rogatoire (D75) avait été délivrée par le juge d’instruction le 7 mai 2010 et que des actes interruptifs avaient ensuite été régulièrement entrepris dans le délai légal tout au long de la procédure.
La Cour a joint l’incident au fond.
Les conseils des parties civiles ont demandé l’application de la loi pénale pour l’intégralité des passages incriminés au titre de l’injure publique à raison du sexe et au titre de l’incitation à la haine, à la violence et à la discrimination en raison de l’appartenance à un sexe, le paiement d’un euro de dommages et intérêts pour chacune d’elles, la publication dans la limite de 5 000 € par annonce, dans les colonnes des quotidiens Le Monde, Le Figaro et Libération, aux frais exclusifs d’Aurélien X, d’un communiqué faisant état de sa condamnation et le paiement d’une somme de 5 000 € à chacune des parties civiles au titre de l’article 475-1 du Code de procédure pénale.
À l’appui de leurs prétentions, les parties civiles ont fait valoir que dans les chansons incriminées, les femmes étaient systématiquement qualifiées de «putes», de «chiennes», de «truie», de «tasspé» (pétasses) ou de «chnecks (filles) avec un QI en déficit», femmes qui, en tout état de cause, sont juste bonnes à «se faire péter l’uc», autant d’expressions outrageantes, dégradantes et méprisantes, constitutives d’injures publiques à raison du sexe.
Elles ont observé que ces qualificatifs étaient attribués aux femmes en général, sans exception, de manière répétée et sans relation avec une scène fictive ou imaginaire permettant au spectateur d’opérer une nécessaire distanciation entre les propos tenus par Aurélien X et la vie réelle.
Bien au contraire, selon les parties civiles, les chansons d’Aurélien X auraient un caractère autobiographique, empêchant toute prise de distance entre l’auteur Orelsan et son personnage. Elles citent à titre d’exemple, à cet égard, la phrase extraite de la chanson «Étoiles invisibles»: «C’est pas en insultant les meufs dans mes refrains que je deviendrais quelqu’un mais j’aime bien». Les associations parties civiles ont rappelé en outre que le caractère éventuellement artistique d’une oeuvre ne constituait pas pour autant une immunité à l’égard des délits de presse. Elles ont dénoncé par ailleurs le caractère incitatif à la haine, à la violence et à la discrimination des propos tenus par le chanteur, la femme n’étant qu’un objet de plaisir sexuel pour l’homme sous peine d’être frappée, «Je peux te faire un enfant et te casser le nez sur un coup de tête» ou «… Ferme ta gueule ou tu vas te faire marie-trintigner» et «… J’respecte les schnecks avec un QI en déficit, celles qui encaissent jusqu’à finir handicapées physiques». Elles ont ainsi soutenu que la conception de la femme véhiculée par les chansons d’Orelsan pouvait provoquer certains hommes et particulièrement les plus jeunes à un comportement mêlant haine, violence et discrimination à l’égard des femmes.
Sur citations des parties civiles, deux témoins ont été entendus sous prestation de serment.
Pierre-Yves X, photographe de profession et militant associatif intervenant en milieu scolaire pour sensibiliser les collégiens aux discriminations et à la lutte contre la violence. Il a relaté comment les paroles des chansons d’Orelsan étaient perçues par un jeune public inaccessible au second degré et incapable de prendre la distance nécessaire pour différencier l’aspect fictif d’un texte chanté par un artiste attirant leur admiration en raison de son succès et la réalité.
Michelle Y, historienne, a exposé comment les mots pouvaient tuer, les chansons ayant de tout temps, selon elle, constituées des véhicules très performants pour transmettre les valeurs d’une société. Elle a par ailleurs rappelé combien les femmes avaient dû lutter au fil des siècles pour acquérir les mêmes droits que les hommes et pourquoi, à ses yeux, les paroles d’Orelsan étaient dégradantes et incitatives à la violence à l’égard des femmes.
Le ministère public s’en est rapporté à justice.
Le prévenu et son conseil ont plaidé la relaxe et ont demandé à la Cour de débouter les parties civiles de leurs demandes.
Ils ont rappelé que le concert du Bataclan, donné le 13 mai 2009, faisait suite à la parution de son premier album intitulé Perdu d’avance qui avait rencontré un vif succès, tant auprès de son public que dans la presse puisqu’il avait reçu les qualificatifs suivants: «le rap anti bling bling» (Libération), «Celui qui va secouer le rap français» (Le Parisien), «Une plume riche d’auto-dérision» (L’Express), «Le hip-hop français renaît de ses cendres» (Elle) et «Le rap gagnant» (Le Journal du dimanche).
Aurélien X a soutenu que toutes ses chansons s’inscrivaient dans le cadre d’une oeuvre de l’esprit, avec des histoires et des personnages imaginaires, totalement distincts de sa personne et de ses convictions personnelles.
Il a donc revendiqué la liberté de création et d’expression artistique, expliquant que le personnage tenant les propos incriminés était, comme le titre de l’album le rappelait, Perdu d’avance, compte tenu de la noirceur de ses idées et de la violence de ses sentiments.
Orelsan a d’ailleurs qualifié les combats menés par les associations parties civiles, de légitimes et salutaires mais il a expliqué qu’un artiste pouvait souhaiter incarner des personnages fictifs, déprimés, traversés par la solitude, l’agressivité et la violence, illustrant ainsi la peinture d’une société en crise. Il a dénoncé la méthode utilisée par les parties civiles, consistant à tronquer ses chansons en n’en retirant que certains passages lesquels, isolés du contexte global de ses textes, pouvaient aisément être dénaturés de leur sens réel.
Son conseil a rappelé que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales protégeait la liberté de création artistique, soulignant quelques-uns des thèmes abordés par le chanteur dans son album:
– Les décalages de générations entre ceux issus de la culture télévisuelle et les plus jeunes désenchantés et élevés au rythme d’internet, des jeux vidéo, des portables et de la drogue (chanson intitulée «Changement»),
– Les interrogations d’un jeune homme sur sa paternité suite à une relation éphémère (chanson intitulée «50 pour cent»),
– Un jeune homme multipliant les effets pour se présenter à une jeune fille sous ses pires attraits (chanson intitulée «Pour le pire»),
– Les portraits de trois personnages, dont celui d’une jeune fille de 17 ans, cherchant à se présenter sous un jour meilleur qu’ils ne sont (chanson intitulée «Gros poissons dans une petite mare»),
– La solitude d’un adolescent vaniteux et désespéré qui s’ennuie (chanson intitulée «Étoiles invisibles»),
– Un jeune homme frustré par le refus d’une jeune fille prénommée «Paulette» de sortir avec lui (chanson intitulée «Différent»),
– Un personnage qui marque son aversion pour la fête des amoureux et qui décide d’adopter un comportement odieux vis-à-vis de sa compagne (chanson intitulée «Saint Valentin»).
Aurélien X a ajouté que son public était parfaitement apte à exercer la distanciation nécessaire entre les histoires imaginaires de ses chansons et la réalité, rappelant qu’à titre personnel, il n’avait jamais défendu des propos sexistes ou incitatifs à la violence à l’égard des femmes lors des multiples interviews qu’il avait accordées.
Il a également rappelé que les textes incriminés étaient poursuivis pour avoir été chantés dans le cadre d’un concert ayant débuté après 21 heures au Bataclan, le 13 mai 2009, auprès d’un public majeur, composé majoritairement de femmes et que les délits d’injures publiques et de provocation à la violence sexiste n’étaient nullement démontrés.
Enfin, il a admis que l’expression se faire «Marie-trintigner» était certainement de très mauvais goût mais il a rappelé que les événements les plus dramatiques avaient, de tout temps, suscité l’humour noir.
Motifs de la décision
– En la forme:
Les appels du prévenu, du ministère public et des parties civiles, interjetés dans les formes et délais légaux, sont réguliers et recevables;
– Sur l’exception de prescription:
La Cour observe que contrairement aux affirmations de la défense du prévenu, il existe bien un acte interruptif de la prescription entre le 5 mars 2010 (ordonnance de désignation du juge d’instruction- D61) et le 6 juin 2010, en l’espèce la commission rogatoire délivrée le 7 mai 2010 (D75) par le juge d’instruction.
La prescription n’était donc pas acquise au 6 juin 2010 et elle a été par la suite régulièrement interrompue dans le délai légal de trois mois, en vigueur à l’époque.
L’exception de prescription soulevée sera donc rejetée.
– Sur le fond:
Sur la culpabilité:
Il convient de rappeler qu’aux termes des dispositions de l’article 29 al. 2 de la loi du 29 juillet 1881 «toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferment l’imputation d’aucun fait, est une injure». Par ailleurs, en vertu des dispositions de l’article 24 de cette même loi, doivent être poursuivis ceux qui auront directement provoqué, dans le cas où cette provocation n’aurait pas été suivie d’effet, à commettre des atteintes volontaires à la vie, des atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et des agressions sexuelles, définies par le livre II du Code pénal.
Toutefois, ces délits et les formulations incriminées doivent être également analysés au regard de la liberté d’expression, protégée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui dispose que «la libre communication des pensées et des opinions est un des biens les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi».
De même, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales rappelle que «Toute personne a droit à la liberté d’expression » même si « l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à… des sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui…».
Le domaine de la création artistique, parce qu’il est le fruit de l’imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcé afin de ne pas investir le juge d’un pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective de nature à interdire des modes d’expression, souvent minoritaires, mais qui sont aussi le reflet d’une société vivante et qui ont leur place dans une démocratie.
Ce régime de liberté renforcé doit tenir compte du style de création artistique en cause, le rap pouvant être ressenti par certains comme étant un mode d’expression par nature brutal, provocateur, vulgaire voire violent puisqu’il se veut le reflet d’une génération désabusée et révoltée.
Dès lors, il appartient à la Cour de rechercher si, au-delà des expressions incriminées, formulées dans le style par définition agressif du rap, l’auteur a voulu d’une part injurier les femmes à raison de leur sexe et d’autre part, provoquer à la violence, à la haine ou à la discrimination à leur égard ou si ses chansons expriment, dans le style musical qui lui est propre, le malaise d’une partie de sa génération.
Or, la lecture attentive de l’intégralité de ses textes fait apparaître des personnages que le tribunal a justement qualifiés d’anti-héros, fragiles, désabusés, en situation d’échec et Orelsan dépeint, sans doute à partir de ses propres tourments et errements, une jeunesse désenchantée, incomprise des adultes, en proie au mal-être, à l’angoisse d’un avenir incertain, aux frustrations, à la solitude sociale, sentimentale et sexuelle. La chanson «Perdu d’avance» illustre parfaitement cette désillusion et cette auto-dérision: « … bientôt 26 ans, en pleine crise d’adolescence j’pue la défaite… j’cours à ma perte… j’suis perdu d’avance, dans l’rap, dans l’taf dans la vie, avec les filles…».
La Cour observe par ailleurs qu’Aurélien X n’a jamais revendiqué à l’occasion d’interviews ou à l’audience, la légitimité des propos violents, provocateurs ou sexistes tenus par les personnages de ses textes qu’il qualifie lui-même de «perdus d’avance», expliquant que ces personnages, produits de son imaginaire, sont aussi le reflet du malaise d’une génération sans repère, notamment dans les relations hommes/femmes.
Mais il est clair qu’une écoute exhaustive et non tronquée de ses chansons permet de réaliser qu’Orelsan n’incarne pas ses personnages, au demeurant particulièrement médiocres dans les valeurs qu’ils véhiculent, qu’il ne revendique pas à titre personnel la légitimité de leurs discours et qu’une distanciation avec ceux-ci permettant de comprendre qu’ils sont fictifs, est évidente.
La Cour n’a pas à juger les sources d’inspiration d’un artiste, même si celles-ci peuvent reposer sur une minorité «perdue d’avance» au regard de la pauvreté et de l’indigence de ses capacités d’expression. Le rap n’est d’ailleurs pas le seul courant artistique exprimant dans des termes extrêmement brutaux, la violence des relations entre garçons et filles, le cinéma s’en est fait largement l’écho ces dernières années et il serait gravement attentatoire à la liberté de création que de vouloir interdire ces formes d’expressions.
Les paroles de ses textes objets de la prévention, par nature injurieuses et violentes à l’égard des femmes lorsqu’elles sont prises isolément, comme … c’est pas de ma faute si les femmes c’est des putes» ou «… Mais ferme ta gueule ou tu vas t’faire marie-trintigner… j’respecte les schnecks avec un QI en déficit celles qui encaissent jusqu’à finir handicapées physiques.…», doivent en réalité être analysées dans le contexte du courant musical dans lequel elles s’inscrivent et au regard des personnages imaginaires, désabusés et sans repères qui les tiennent.
Les sanctionner au titre des délits d’injures publiques à raison du sexe ou de provocation à la violence, à la haine et à la discrimination envers les femmes, reviendrait à censurer toute forme de création artistique inspirée du mal-être, du désarroi et du sentiment d’abandon d’une génération, en violation du principe de la liberté d’expression.
– Sur l’action civile:
Aurélien X étant relaxé des fins de la poursuite et aucune faute civile ne lui étant imputable dans le cadre de l’expression de sa création artistique, il convient de débouter les parties civiles de leurs demandes.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire à l’égard de toutes les parties, après en avoir délibéré conformément à la loi,
Déclare recevables les appels formés par le prévenu, le ministère public et les parties civiles,
– Sur l’action publique:
Rejette l’exception de prescription soulevée par Aurélien X,
Infirme le jugement entrepris et statuant à nouveau,
Relaxe Aurélien X dit Orelsan des fins de la poursuite,
– Sur l’action civile:
Confirme le jugement entrepris en ce qu’il a déclaré recevable les parties civiles en leur constitution,
l’infirme pour le surplus et statuant à nouveau,
Déboute les parties civiles de toutes leurs demandes.
Et ont signé le présent arrêt, le président et le greffier.